37. Star

 

Univers se déplaçait maintenant à une telle vitesse que son orbite ne ressemblait plus du tout, même de loin, à celle d’un objet naturel du système solaire. Mercure, la plus proche du Soleil, ne dépasse guère les cinquante kilomètres-seconde au périhélie ; Univers avait atteint le double de cette vitesse dès le premier jour, et la moitié seulement de l’accélération à laquelle il parviendrait quand il serait allégé de plusieurs tonnes d’eau.

Pendant quelques heures, alors qu’ils passaient à l’intérieur de son orbite, Vénus devint le plus éblouissant de tous les corps célestes, après le Soleil et Lucifer. Son minuscule disque était tout juste visible à l’œil nu mais même les télescopes les plus puissants du bord ne fournissaient pas le moindre repère. Vénus gardait ses secrets, aussi jalousement qu’Europe.

En se rapprochant encore du Soleil – bien à l’intérieur de l’orbite de Mercure – Univers n’empruntait pas seulement un raccourci mais bénéficiait d’une poussée supplémentaire sous l’effet du champ solaire. Comme la Nature équilibre toujours ses comptes, le Soleil perdait un peu de vélocité dans la transaction, mais l’effet ne serait pas mesurable avant quelques millénaires.

Le capitaine Smith profita du passage périhélique du vaisseau pour restaurer un peu du prestige que ses réticences lui avaient fait perdre.

— Vous savez maintenant, dit-il, pourquoi j’ai fait passer le vaisseau au travers d’Old Faithful. Si nous n’avions pas lavé la coque de toute cette saleté, nous subirions aujourd’hui une grave surchauffe. Je doute même que les systèmes de régulation auraient pu supporter une telle charge thermique, presque dix fois supérieure à celle rencontrée au niveau de la Terre.

En regardant – à travers des filtres presque noirs – le Soleil hideusement grossi, ses passagers le croyaient sans peine. Ils furent tous plus qu’heureux quand il reprit sa taille normale, et continua de rapetisser sur l’arrière d’Univers alors que le vaisseau coupait l’orbite de Mars, pour entamer la dernière phase de son parcours.

Les cinq VIP s’étaient tous adaptés, chacun à sa façon, au changement inattendu de leur vie. Mihailovitch composait avec fureur et se montrait rarement, sauf aux repas où il racontait des histoires invraisemblables et taquinait toutes les victimes à sa portée, en particulier Willis. Greenberg s’était nommé, sans que personne protestât, membre honoraire de l’équipage et passait une grande partie de son temps sur la passerelle. Maggie M. considérait la situation avec un amusement ironique.

— Les écrivains, observa-t-elle, ont coutume de se plaindre constamment de ne pouvoir travailler parce qu’on les interrompt constamment ; ils rêvent d’un endroit où rien ne les dérangerait, aucune obligation, les phares et les prisons étant leurs exemples favoris. Alors je n’ai rien à dire, à ceci près que mes demandes de matériel de recherche sont sans cesse retardées par des messages prioritaires.

Victor Willis tenait à peu près le même raisonnement ; lui aussi s’était vaillamment attelé à divers projets à long terme. Et il avait une raison supplémentaire de rester enfermé dans sa cabine ; sa barbe renaissante lui donnait l’air d’être mal rasé, il faudrait plusieurs semaines avant qu’il ne soit présentable.

Yva Merlin passait chaque jour des heures dans la salle de projection pour revoir – expliquait-elle – ses classiques. Heureusement, la cinémathèque d’Univers avait pu être installée à temps pour le voyage ; si la collection était encore relativement réduite, elle était bien suffisante pour occuper plusieurs vies entières. Toutes les œuvres célèbres de l’art visuel y figuraient, depuis l’aube clignotante du cinématographe.

Yva connaissait la plupart des films et ne demandait qu’à faire partager sa science. Floyd adorait l’écouter parce que alors elle devenait vivante, humaine et perdait sa rigidité d’icône. Il trouvait en même temps triste et curieux qu’elle ne pût établir un contact avec le monde réel que par l’intermédiaire de l’univers artificiel des images.

Un des moments les plus singuliers de la vie, pourtant fertile en événements, de Heywood Floyd fut celui où il se trouva assis dans la pénombre juste derrière Yva, quelque part dans les environs de Mars, regardant avec elle la première version d’Autant en emporte le vent. Par moments, les profils des deux célèbres Scarlett se superposaient presque et il pouvait les comparer, bien qu’il fût impossible de dire laquelle était la meilleure actrice ; chacune avait son propre talent.

Quand la salle se ralluma, il fut stupéfait de voir qu’Yva pleurait. Il lui prit la main et lui dit tendrement :

— Moi aussi j’ai pleuré quand Bonny est morte.

Yva sourit faiblement.

— Je pleurais en réalité pour Vivien. Quand nous tournions le remake, j’ai lu beaucoup d’ouvrages sur elle. Elle a eu une existence si tragique ! Et ici entre les planètes, je pensais à une chose que Larry a dite, quand il l’a ramenée de Ceylan après sa dépression nerveuse. Il a déclaré à ses amis : « J’ai épousé une femme du cosmos. »

Elle s’interrompit et une nouvelle larme coula (assez théâtralement, ne put s’empêcher de penser Floyd) le long de sa joue.

— Et tenez, une coïncidence encore plus étrange : elle a tourné son dernier film il y a exactement cent ans. Et savez-vous ce que c’était ?

— Dites-le-moi, étonnez-moi encore.

— J’imagine que cela surprendra Maggie, si elle écrit réellement le livre dont elle nous menace tous. Le tout dernier film de Vivien était La Nef des fous.

 

38. Icebergs de l’espace

 

Maintenant qu’ils se trouvaient avec tellement de temps libre à occuper, le capitaine Smith put accorder enfin à Victor Willis l’interview prévue par son contrat. Victor lui-même l’avait constamment reportée, à cause de ce que Mihailovitch persistait malicieusement à appeler son amputation. Mais comme il faudrait encore de longs mois avant qu’il eût retrouvé l’intégralité de sa personne, il avait finalement décidé de faire l’interview hors caméra ; sur Terre, le studio n’aurait qu’à pallier le manque d’images avec des extraits de la vidéothèque.

Ils étaient assis dans la cabine, sommairement meublée, du capitaine et savouraient un des excellents vins qui occupaient apparemment la majeure partie des bagages de Victor. Comme Univers allait couper ses moteurs de propulsion et poursuivre en vol balistique au cours des prochaines heures, c’était la dernière occasion avant plusieurs jours. Le vin en apesanteur, affirmait-il, était une abomination, il refusait de mettre ses précieux millésimes dans des bulles en plastique qu’on pressait comme des tubes.

— Victor Willis, à bord du vaisseau spatial Univers, le vendredi 15 juillet 2061, 18 h 30. Nous ne sommes pas encore à mi-parcours mais nous avons déjà largement dépassé l’orbite de Mars et avons presque atteint notre vitesse maximale. Qui est de… capitaine ?

— Mille cinquante kilomètres-seconde.

— Plus de mille kilomètres-seconde ! Près de quatre millions de kilomètre-heure !

L’étonnement de Victor Willis paraissait absolument authentique ; personne n’aurait deviné qu’il connaissait les paramètres orbitaux presque aussi bien que le capitaine. Mais il avait justement le talent de se mettre à la place du téléspectateur et non seulement de prévoir ses questions mais aussi de savoir ce qui allait éveiller son intérêt.

— Exactement, répondit le capitaine non sans fierté. Nous voyageons deux fois plus vite qu’aucun être humain ne l’a fait depuis le commencement des temps.

C’était à moi de dire ça, pensa Victor, qui n’aimait pas être doublé par son interlocuteur. Mais, en bon professionnel qu’il était, il reprit vite ses esprits.

Il fit une pause, comme s’il consultait son célèbre petit mémo-bloc avec son écran directionnel.

— Toutes les vingt secondes, nous parcourons le diamètre de la Terre. Il nous faudra cependant encore dix jours pour arriver à Jupi… non ! Lucifer ! Ce qui donne une petite idée de l’échelle du système solaire… Et maintenant, capitaine, je vais aborder un sujet plutôt délicat, mais j’ai reçu beaucoup de questions à ce propos, la semaine dernière…

Oh non ! gémit Smith à part lui. On ne va pas recommencer avec les toilettes en apesanteur !

— En ce moment même, nous traversons le cœur de la ceinture d’astéroïdes…

Aïe ! pensa Smith, j’aurais encore préféré les toilettes.

— … et bien que jamais aucun vaisseau spatial n’ait eu à souffrir d’une collision, est-ce que nous ne prenons pas un risque ? Il y a, après tout, littéralement des millions de corps célestes, les plus petits de la taille d’un ballon de plage, dans ce secteur de l’espace. Et quelques milliers seulement figurent sur les cartes.

— Plus de dix mille, tout de même.

— Mais il y en a des millions dont nous ne savons rien.

— C’est vrai. Et même si nous les connaissions, ce ne serait pas d’un bien grand secours.

— Que voulez-vous dire ?

— Nous ne pouvons rien y faire.

— Pourquoi ?

Le capitaine Smith prit un temps de réflexion. Willis avait raison, le sujet était délicat ; la Direction générale lui taperait sévèrement sur les doigts si jamais il disait quelque chose risquant de dissuader de futurs voyageurs de la compagnie.

— Avant tout, l’espace est tellement gigantesque que même ici – comme vous l’avez dit, au cœur même de la ceinture d’astéroïdes – les risques de collision sont infinitésimaux. À titre d’exemple, si nous voulions vous montrer un astéroïde : ce que nous aurions de mieux à vous offrir c’est Hanuman, trois cents malheureux mètres de diamètre, mais nous ne nous en rapprocherons pas à moins de deux cent cinquante mille kilomètres.

— Mais Hanuman est gigantesque, à côté de tous les débris inconnus qui flottent par ici. Ça ne vous inquiète pas ?

— À peu près autant que vous vous inquiétez sur Terre d’être frappé par la foudre.

— À vrai dire, il s’en est fallu de peu pour moi, au sommet de Pike’s Peak, dans le Colorado. L’éclair et le coup de tonnerre ont été simultanés. Mais vous devez reconnaître que le danger existe, et est-ce que nous ne l’aggravons pas en voyageant à une vitesse aussi fantastique ?

Willis connaissait parfaitement la réponse, bien sûr, mais une fois de plus il se mettait à la place des légions d’inconnus à l’écoute sur la planète qui s’éloignait à chaque seconde de mille kilomètres.

— C’est difficile à expliquer sans recourir à la mathématique, répondit le capitaine (combien de fois avait-il employé cette phrase, même si elle n’était pas vraie ?), mais il n’y a pas de rapport simple entre la vitesse et le risque. Heurter n’importe quoi serait catastrophique, aux vitesses actuelles des vaisseaux spatiaux ; si vous êtes à côté d’une bombe atomique, peu importe quand elle explose qu’elle soit dans la catégorie des kilotonnes ou des mégatonnes.

Ce n’était pas une déclaration particulièrement rassurante mais il ne voyait pas ce qu’il pourrait trouver de mieux. Sans laisser à Willis le temps d’insister, il poursuivit précipitamment :

— Et permettez-moi de vous rappeler que nous prenons ce euh… ce petit risque supplémentaire pour la meilleure des causes. Une petite heure peut sauver des vies humaines.

— Oui, bien sûr, nous le comprenons tous…

Willis s’interrompit ; il avait été sur le point d’ajouter : « Je suis dans le même bateau » mais il se ravisa. Cela paraîtrait manquer de modestie, encore que la modestie n’eût jamais été son fort. Et puis il ne pouvait guère faire une vertu d’une nécessité ; il n’avait pas d’alternative, à présent, à moins de rentrer chez lui à pied.

— Tout cela, dit-il, m’amène à une autre question. Savez-vous ce qui s’est passé, il y a exactement un siècle et demi, dans l’Atlantique Nord ?

— En 1911 ?

— Eh bien, plus précisément en 1912…

Le capitaine Smith devina ce qui allait venir et refusa de tendre la perche à son interviewer en feignent l’ignorance.

— Vous faites allusion au Titanic.

— Précisément, dit Willis en masquant habilement sa déception. Vingt personnes au moins, qui pensent toutes être seules à l’avoir fait, ont établi le rapprochement.

— Quel rapprochement ? Le Titanic prenait des risques inacceptables, uniquement pour tenter de battre un record.

Il faillit ajouter « et il n’avait pas assez de canots de sauvetage » mais se retint à temps, heureusement, en se souvenant que l’unique navette du vaisseau ne pouvait pas transporter plus de cinq personnes. Si Willis l’entraînait sur ce terrain-là, les explications n’en finiraient pas.

— D’accord, je reconnais que l’analogie est tirée par les cheveux. Mais il y a tout de même un autre parallèle saisissant que tout le monde a relevé. Est-ce que par hasard vous vous rappelez le nom du premier et dernier capitaine du Titanic ?

— Je n’en ai pas la moindre…

Et le capitaine Smith se tut, bouche bée.

— Précisément, dit encore une fois Victor Willis avec un sourire satisfait.

Le capitaine Smith aurait volontiers étranglé tous ces chercheurs amateurs. Mais il ne pouvait guère reprocher à ses parents de lui avoir transmis le plus courant des patronymes anglais.

 

39. La Table du Capitaine

 

Il était dommage que les observateurs, sur Terre et outre-Terre, ne puissent participer aux conversations moins officielles à bord d’Univers. Une routine régulière s’était établie dans la vie du bord, ponctuée par quelques habitudes dont la plus importante, et la plus ancienne, était la Table du Capitaine.

À 18 heures précises, les six passagers et les cinq officiers qui n’étaient pas de quart se retrouvaient pour dîner avec le capitaine Smith. Il n’était évidemment pas question de la tenue de soirée autrefois de rigueur à bord des palaces flottants de l’Atlantique Nord, mais on pouvait tout de même relever quelques efforts d’élégance. On pouvait toujours compter sur Yva pour arborer un nouveau bijou, broche, bague, collier ou ruban, un parfum inédit provenant d’une réserve apparemment inépuisable.

Si la poussée était en marche, le repas commençait par un potage, mais si le vaisseau naviguait sur son élan en apesanteur, il y avait un choix de hors-d’œuvre. Quoi que proposât le menu, avant le plat de résistance le capitaine faisait part des dernières nouvelles, ou s’efforçait de démentir les dernières rumeurs, généralement alimentées par des émissions de la Terre ou de Ganymède.

Accusations et réfutations volaient tous azimut et les hypothèses les plus fantastiques étaient proposées pour expliquer le détournement de Galaxy. Toutes les organisations secrètes connues et bien d’autres purement imaginaires étaient soupçonnées. Mais les hypothèses formulées avaient toutes un point commun : aucune n’était capable de donner un mobile plausible.

Le seul élément concret connu ne faisait que renforcer le mystère. Une enquête sérieuse d’Astropol avait établi, de façon surprenante, que la peu regrettée « Rose McMahon » était en réalité Rose Mason, née à North London, recrutée par la police de Londres et, après des débuts prometteurs, révoquée pour activités racistes. Elle avait émigré en Afrique… et disparu. De toute évidence, elle s’était laissé entraîner dans les méandres de la politique de ce malheureux continent. Shaka était fréquemment mentionné, ce qui provoquait chaque fois un démenti des USSA.

Évidemment, le lien entre Rose McMahon et Europe était interminablement discuté autour de la table, sans plus de résultat, et d’autant plus que Maggie M. avait avoué qu’à un moment donné elle avait eu l’intention d’écrire un roman sur Shaka, du point de vue d’une des mille malheureuses femmes du despote zoulou. Mais plus elle étudiait le projet, plus il lui répugnait.

— Quand j’ai fini par abandonner Shaka, reconnut-elle avec une certaine ironie, j’avais compris les sentiments que peut éprouver un Allemand moderne par rapport à Hitler.

Ce genre de confidence se renouvela de plus en plus fréquemment, tandis que le voyage se poursuivait. Une fois le repas principal terminé, l’un ou l’autre prenait la parole. À eux tous, ils représentaient une douzaine de vies aventureuses, menées sur tant de corps célestes qu’il était difficile de trouver meilleure source pour ces conversations d’après-dîner.

Le moins bon causeur était, curieusement, Victor Willis. Il était assez lucide pour le reconnaître et pour en donner la raison, presque en s’excusant :

— Je suis tellement habitué à parler pour un public de millions d’individus qu’il m’est difficile de participer à la conversation d’un petit groupe amical comme celui-ci.

— Est-ce que vous auriez moins de mal s’il n’était pas aussi amical ? rétorqua Mihailovitch, toujours secourable. Ça peut s’arranger facilement.

Yva, en revanche, se révéla plus loquace qu’on ne s’y attendait, même si ses souvenirs se limitaient au monde du spectacle. Elle était surtout intarissable quand elle évoquait les metteurs en scène – fameux ou infâmes – avec qui elle avait tourné, David Griffith notamment.

— Est-ce que c’est vrai ? demanda Maggie M. en pensant sans doute à Shaka, qu’il détestait les femmes ?

— Pas du tout ! répondit Yva sans hésiter. Il détestait simplement les acteurs. Il pensait qu’ils n’étaient pas des êtres humains.

Les souvenirs de Mihailovitch couvraient aussi un registre assez limité, les grands orchestres et les compagnies de ballet, les chefs d’orchestre et compositeurs célèbres et leurs innombrables courtisans. Mais il avait un tel stock d’histoires désopilantes sur les intrigues de coulisses, les générales sabotées et les rivalités mortelles entre prime donne que même les moins mélomanes de ses auditeurs se tordaient de rire et l’écoutaient de grand cœur.

Les récits très prosaïques du colonel Greenberg n’auraient pu fournir plus grand contraste. Le premier atterrissage au pôle sud – relativement – tempéré de Mercure avait fait l’objet de tant de reportages qu’il n’avait pas grand-chose de nouveau à en dire ; la question qui intéressait tout le monde, c’était : « Quand y retournerons-nous ? » suivie généralement de : « Voudriez-vous y retourner ? »

— Si on me le demandait, bien sûr que j’irais, affirmait Greenberg. Mais je crois plutôt qu’il va en être de Mercure comme de la Lune. Rappelez-vous. Nous nous y sommes posés en 1969 et il s’est écoulé plus d’une génération avant que nous y retournions. Et puis Mercure n’est pas aussi utile que la Lune, même si un jour elle le devient peut-être. Il n’y a pas d’eau. Naturellement, c’était une grande surprise d’en trouver sur, ou plutôt dans, la Lune. Si ce n’était pas aussi glorieux que l’atterrissage sur Mercure, j’ai effectué un travail important en organisant le train de mules d’Aristarque.

— Le train de mules ?

— Hé oui ! Avant la construction du grand lanceur équatorial qui a permis d’envoyer directement la glace sur orbite, nous devions la transporter de la mine au cosmoport d’Imbrium. Il a fallu pour cela niveler une route à travers des plaines de lave et construire des ponts sur pas mal de crevasses. La route de la Glace, nous l’appelions. Seulement trois cents kilomètres mais il a fallu plusieurs générations pour la construire…

» Les “mules” étaient des tracteurs à huit roues avec des pneus gigantesques et une suspension indépendante ; ils remorquaient douze chariots chargés chacun de cent tonnes de glace. On voyageait généralement de nuit, inutile dans ces conditions d’abriter la cargaison.

» J’ai fait cette route plusieurs fois. Le trajet durait en moyenne six heures – nous n’étions pas là pour battre des records de vitesse – et ensuite la glace était déchargée dans de grandes citernes pressurisées pour attendre le lever du soleil. Dès qu’elle fondait, elle était pompée dans les vaisseaux.

» La route de la Glace existe toujours, naturellement, mais elle ne sert plus qu’aux touristes. S’ils avaient un peu de bon sens, ils la parcourraient de nuit, comme nous autrefois. C’était féerique, avec la pleine Terre presque directement au-dessus de nous, si brillante que nous avions rarement besoin de nos phares. Et s’il nous était très facile d’entrer en contact avec nos amis, nous préférions souvent éteindre la radio et laisser les systèmes automatiques les rassurer sur notre sort. Nous appréciions d’être seuls dans ce grand vide étincelant, pendant qu’il existait encore car nous savions que cela ne pourrait pas durer.

» On construit maintenant le grand accélérateur de particules d’un billion de volts, qui fait tout le tour de l’équateur, et des coupoles s’élèvent partout autour d’Imbrium et de Sérénité. Mais nous, nous avons connu le paysage lunaire tel que l’ont découvert Armstrong et Aldrin, dans sa splendeur sauvage, bien avant qu’on achète des cartes postales illustrées au bureau de poste de Tranquillité !

 

40. Des monstres de la terre

 

« … Une chance pour toi d’avoir raté le bal annuel. C’était encore plus sinistre que l’année dernière. Et une fois de plus notre mastodonte résident, la chère Miss Wilkinson, a réussi à écraser les doigts de pieds de son cavalier, même sur une piste à un demi-G de pesanteur !

« Maintenant, soyons sérieux. Comme tu ne reviendras pas avant des mois, au lieu de quinze jours, Admin lorgne ton appartement – bon quartier, pas loin du centre commercial, magnifique vue de la Terre par temps clair, etc. – et suggère une sous-location jusqu’à ton retour. Ça m’a l’air d’une bonne affaire, ça te ferait faire des économies. Nous nous occuperions de tes effets personnels…

» Cette affaire Shaka, à présent. Nous savons que tu adores nous faire marcher mais, franchement, Jerry et moi avons été horrifiés ! Je comprends pourquoi Maggie M. l’a envoyé balader – oui, bien sûr, nous avons lu ses Passions olympiques, très plaisant mais trop féministe pour nous.

» Quel monstre ! Pas étonnant qu’une bande de terroristes africains ait pris son nom. Exécuter des guerriers parce qu’ils se mariaient ! Et tuer toutes les vaches de son misérable empire, uniquement parce qu’elles étaient des femelles ! Pis que tout, ces épouvantables sagaies qu’il a inventées ; quelle grossièreté choquante, les planter dans des gens à qui on n’a même pas été correctement présenté…

» Et quelle publicité pour tous les pays ! Presque assez pour vous faire retourner la jaquette. Nous te l’avons toujours dit, que nous étions doux et que nous avions bon cœur (ainsi que de grands talents artistiques, naturellement) mais maintenant que tu nous as fait considérer quelques-uns de ces soi-disant Grands Guerriers (comme si cela avait un rapport avec la grandeur, de tuer les gens !) nous avons presque honte du monde que nous fréquentons…

» Oui, nous étions au courant pour Hadrien et Alexandre – mais nous ne savions pas du tout que Richard Cœur de Lion et Saladin en étaient ! Ou Jules César – mais celui-là, que n’était-il pas ? – il n’y a qu’à le demander à Antoine et à Cléo. Ou Frédéric le Grand, qui a tout de même des qualités rédemptrices, il n’y a qu’à voir comment il a traité le vieux Bach.

» Quand j’ai dit à Jerry qu’au moins Napoléon était une exception – nous n’avions vraiment pas besoin de lui – tu sais ce qu’il m’a répondu ? “Je parie que Joséphine était un garçon !” Comment Yva prendrait-elle ça ?

» Tu nous as gâché le moral, méchante brute, en nous mettant tous dans le même sac ensanglanté (si tu me passes l’expression). Tu aurais dû nous laisser dans notre béate ignorance.

» Malgré tout, nous t’embrassons très fort et Sébastien aussi. Dis bonjour de notre part aux Europiens que vous rencontrerez. À en juger par les rapports de Galaxy, certains feraient de très bons cavaliers pour Miss Wilkinson. »

 

41. Mémoires d’un centenaire

 

Le Pr Heywood Floyd n’aimait pas parler de la première mission sur Jupiter et de la seconde, vers Lucifer, dix ans plus tard. Il y avait si longtemps ! Et il n’avait plus rien à dire qui n’eût été raconté cent fois devant des commissions parlementaires, des comités du Conseil spatial ou des représentants des médias comme Victor Willis.

Néanmoins, il y avait des questions, de la part de ses compagnons de voyage, auxquelles il ne pouvait que difficilement se dérober. Il était le seul homme vivant à avoir assisté à la naissance d’un nouveau soleil – et d’un nouveau système solaire –, alors ils attendaient de lui qu’il eût une connaissance plus approfondie des mondes dont ils s’approchaient si rapidement. C’était de la naïveté ; il avait beaucoup moins à leur dire sur les satellites galiléens que les savants et les ingénieurs qui travaillaient là-bas depuis plus d’une génération. Quand on lui demandait : « Comment est-ce que c’est vraiment, sur Europe ? (ou Ganymède, Io ou Callisto…) », il avait tendance à renvoyer le curieux, non sans quelque brusquerie, aux volumineux rapports à sa disposition dans la bibliothèque du bord.

Dans un seul domaine, son expérience était unique. Un demi-siècle plus tard, il se demandait parfois si c’était réellement arrivé ou s’il s’était endormi à bord de Discovery quand David Bowman lui était apparu. C’était presque plus facile de croire qu’un vaisseau spatial pouvait être hanté…

Mais il n’avait certainement pas rêvé quand les particules de poussière flottantes s’étaient rassemblées pour former l’image spectrale d’un homme qui devait logiquement être mort depuis douze ans. Sans l’avertissement qu’elle lui avait donné (comme il se rappelait nettement les lèvres immobiles, la voix qui venait d’un haut-parleur de console !), Leonov et tout le monde à son bord auraient été désintégrés lors de l’explosion de Jupiter.

— Pourquoi a-t-il fait ça ?

Floyd répondit au cours d’une des séances d’après-dîner :

— C’est une question que je me pose depuis cinquante ans. Quoi qu’il soit devenu, quand il est sorti dans la chaloupe spatiale de Discovery pour examiner le monolithe, il a dû garder des contacts avec la race humaine ; il n’était pas complètement extraterrestre. Nous savons qu’il est retourné sur la Terre – brièvement – à cause de l’incident de la bombe orbitale. Et il y a des preuves qu’il a rendu visite à sa mère ainsi qu’à son ancienne fiancée ; ce n’est pas le comportement d’un… d’une entité qui aurait rejeté toute émotion.

— Que croyez-vous qu’il soit, maintenant ? demanda Willis. Et, au fait, peut-il être ?

— Cette dernière question n’a peut-être aucune signification, même pour les êtres humains. Savez-vous, vous, où réside votre conscience ?

— Je n’ai que faire de la métaphysique. Quelque part du côté de mon cerveau, j’imagine.

— Quand j’étais jeune homme, intervint avec nostalgie Mihailovitch qui avait le génie de détourner les plus sérieuses des discussions, la mienne se situait à peu près un mètre plus bas.

— Supposons qu’il soit sur Europe ; nous savons qu’il y a un monolithe, là-bas, et Bowman y était certainement associé, d’une façon ou d’une autre… Il n’y a qu’à voir comment il a transmis l’avertissement.

— Croyez-vous que ce soit lui qui ait transmis le second, nous prévenant de ne pas nous approcher ?

— Ce que nous allons maintenant négliger…

— Pour une bonne cause !

Le capitaine, qui laissait généralement la conversation se dérouler librement, jugea bon pour une fois d’intervenir :

— Professeur Floyd, vous êtes dans une situation unique et nous devrions en profiter. Bowman s’est donné beaucoup de mal pour vous aider, une fois déjà. Il aura peut-être envie de le faire une nouvelle fois. Cet ordre : « N’essayez pas de vous poser » m’inquiète beaucoup. S’il pouvait nous assurer qu’il a été… temporairement suspendu, disons, je serais beaucoup plus tranquille.

Il y eut quelques murmures d’approbation autour de la table, avant que Floyd répondît :

— Oui. J’y ai bien pensé, moi aussi. J’ai déjà averti Galaxy de guetter toute, comment dirais-je ? toute manifestation, au cas où il essaierait de prendre contact.

— Évidemment, dit Yva, il est peut-être mort, à présent, si les fantômes meurent.

Personne, pas même Mihailovitch, ne répliqua mais Yva sentit manifestement qu’on ne l’approuvait pas. Elle fit un nouvel effort :

— Woody, pourquoi ne l’appelleriez-vous pas, tout simplement, par radio ? Elle est faite pour ça, n’est-ce pas ?

L’idée en était venue à Floyd mais elle lui avait semblé un peu trop naïve pour être prise au sérieux.

— C’est ce que je vais faire, promit-il. On ne risque rien à essayer.

 

42. Monolithe

 

Cette fois, Floyd était sûr de rêver…

Il n’avait jamais très bien pu dormir en apesanteur et Univers naviguait pour le moment sur son erre, sans propulsion, à une vitesse maximale. Dans deux jours, commencerait une décélération régulière qui durerait près d’une semaine, jusqu’à ce que puisse s’effectuer le rendez-vous avec Europe.

Floyd avait beau ajuster et réajuster ses sangles de sécurité, elles étaient toujours trop serrées ou trop lâches. Ou bien il avait du mal à respirer… ou bien il se soulevait de sa couchette.

Il lui était arrivé une fois de se réveiller en l’air et il avait dû se débattre pendant plusieurs minutes en nageant avant de pouvoir atteindre, épuisé, la paroi la plus proche. Alors seulement il s’était souvenu qu’il aurait dû simplement attendre ; le système d’aération de la cabine l’aurait vite attiré vers la bouche de ventilation, sans qu’il eût à se donner du mal. Voyageur spatial chevronné, il le savait très bien ; sa seule excuse était la panique.

Mais ce soir, tout était réglé à la perfection ; quand la pesanteur reviendrait, il aurait probablement du mal à se réajuster. Il ne resta éveillé que quelques minutes seulement, récapitulant la dernière conversation d’après-diner, avant de s’endormir.

Dans son rêve, ils étaient toujours autour de la table. Il y avait quelques petits changements, qu’il acceptait sans surprise. Willis, par exemple, avait de nouveau la barbe mais d’un seul côté. Floyd supposait que c’était en raison d’un quelconque projet de recherche, mais il avait du mal à en imaginer la teneur.

Il avait d’ailleurs ses propres soucis. Il se défendait contre les critiques de l’administrateur spatial Millson, qui s’était assez curieusement joint au groupe. Floyd se demandait comment il était monté à bord d’Univers (serait-ce un passager clandestin ?). Le fait que Millson fût mort depuis au moins quarante ans, en revanche, lui paraissait tout à fait secondaire.

— Heywood, disait son vieil ennemi, la Maison-Blanche est sens dessus dessous.

— Je ne vois pas du tout pourquoi.

— Ce message radio que vous venez d’envoyer à Europe. Est-ce qu’il était autorité par le Département d’État ?

— Je ne pensais pas que c’était nécessaire. J’ai simplement demandé la permission d’atterrir.

— Ah ! Justement ! À qui l’avez-vous demandée ? Est-ce que nous reconnaissons le gouvernement concerné ? Tout ceci n’est pas du tout régulier.

Millson s’évapora, sans perdre de son air désapprobateur. Je suis bien content que ce ne soit qu’un rêve, pensa Floyd. Allons, quoi encore ?

Ma foi, j’aurais dû m’y attendre. Bonjour, mon vieux. Vous êtes proposé dans toutes les tailles, on dirait. Naturellement, même AMT-1 n’aurait pas pu se glisser dans ma cabine, et Big Brother aurait pu avaler d’un coup tout Univers.

Le monolithe noir qu’il avait ainsi surnommé se dressait – ou flottait – à deux mètres à peine de sa couchette. Floyd eut un recul en réalisant qu’il avait non seulement l’aspect mais la même taille qu’une pierre tombale. L’identité des formes lui était déjà venue à l’esprit, mais jusque-là la disproportion en avait diminué l’impact psychologique. Pour la première fois, il ressentait un malaise, il trouvait la ressemblance inquiétante, pour ne pas dire sinistre.

Et d’abord, qu’est-ce que vous faites là ? Est-ce que vous apportez un message de Dave Bowman ? Seriez-vous Dave Bowman ?

Dans le fond, je n’attendais pas vraiment une réponse. Vous n’étiez pas très bavard autrefois, n’est-ce pas ? Mais il se passait toujours des choses, quand vous étiez dans le coin. À Tycho, il y a soixante ans, vous avez envoyé ce signal vers Jupiter, pour dire à vos constructeurs que nous vous avions déterré. Et voyez un peu ce que vous avez fait à Jupiter, quand nous sommes arrivés là-bas douze ans plus tard !

Qu’est-ce que vous manigancez maintenant ?

 

2061 : odyssée trois
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